Voilà déjà plus de 25 ans que David Lynch nous a retourné la tête avec son Lost Highway sorti en 1997. On pensait alors avoir tout vu en matière de film qui nous passe le cerveau au mixeur. C’était sans savoir qu’en 2001 on découvrirait Mulholland Drive (une sorte d’odyssée de l’espace mental de son réalisateur), avant qu’on ne se fasse achever les neurones avec Inland Empire en 2006. Ces trois films formant une trilogie Los Angeles, on sera bien inspirés de les revoir presque d’un bloc, histoire de mesurer l’ampleur de l’expérience cinématographique proposée par David Lynch en trois longs métrages : une autoroute perdue qui mène sur Mulholland Drive, pour se finir dans le quartier d’Inland Empire. Revenons à la source du voyage, sur Lost Highway. Loin de moi l’idée de raconter ou décortiquer le film, de l’analyser et de tenter toutes sortes d’explications plus ou moins rationnelles aux pérégrinations de Fred Madison et de sa femme Renée, de Pete Dayton et de son amante Alice, et de tout ce beau monde. Bien d’autres ont fait ce travail avant moi, bien mieux et avec talent. De plus, la meilleure interprétation du film est peut-être la nôtre. Celle que l’on développe en soi en s’immergeant dans Lost Highway.
Tour à tour intrigant, poisseux, inquiétant, sulfureux, dérangeant, sexuel, Lost Highway ne serait pas le même sans sa BO. Aux commandes, Angelo Badalamenti, fidèle compositeur de David Lynch, auquel on doit tous les grand thèmes de la filmographie du réalisateur. Depuis Blue Velvet (1986), personne d’autre n’a aussi bien transcrit en musique les images de Lynch. Avec Twin Peaks (1991) en apogée, ou encore le chef-d’œuvre Mulholland Drive dix ans plus tard, le duo d’artistes invente à chaque création un univers hors normes et immédiatement identifiable. Les images de Lynch, ses cadrages, sa photo, associées aux nappes de synthés et aux sons irréels et parfois perturbants de Badalamenti contribuent à nous plonger dans des expériences à nulle autre pareilles. Sans oublier le Red bats with teeth (en écoute ci-dessous), qui démarre jazzy pour se finir dans un chaos de saxophone similaire au cerveau de Fred Madison… précisément saxophoniste dans le film.
Lost Highway et sa BO constituent un fabuleux exemple de la réussite du duo. Toutefois, la maestria de cette soundtrack va bien plus loin. Non content de s’adjoindre les talents de Badalamenti, Lynch va aussi chercher des titres existants, et des musiciens additionnels. C’est ainsi que le film s’ouvre sur I’m deranged de David Bowie, tiré de son album 1. Outside (1995) : du rock industriel alternatif froid, mécanique, troublant. Le son idéal pour ouvrir Lost Highway. Dans ce film rugueux et perturbé, on entendra aussi des compositions de Trent Reznor de Nine Inch Nails. Le même Trent Reznor qui, depuis 2010, nous a gratifié de BO assez incroyables avec son compère Atticus Ross, notamment dans les films cliniques de David Fincher (Millenium ou Gone Girl), mais aussi pour la série TV Watchmen. Deux chansons originales de Nine Inch Nails sont par ailleurs composées spécialement pour Lost Highway. Le son industriel et torturé du groupe convient là encore à merveille au long métrage.
Outre Badalamenti et Reznor/Nine Inch Nails, on retrouve sur la BO de Lost Highway d’autres grands noms de la noirceur et du trouble. Marylin Manson donne de la voix dans une reprise hantée de I put a spell on you, et dans Apple of sodom, une composition originale. Les Smashing Pumpkins se font entendre avec Eye. On est alors en pleine période Adore. Le son du groupe est dark, tout comme le phrasé de Billy Corgan. En parlant de voix, impossible de passer à côté de celle de Rammstein, groupe de métal industriel allemand. Rien que ça. Et, sans grande surprise, cette grosse machine sonore se greffe à merveille sur les images de Lynch. A moins que ce ne soit ces dernières qui collent à merveille au son de Rammstein. Enfin, comment ne pas citer la parenthèse presque apaisée apportée par Lou Reed et son interprétation de This magic moment. Là où l’ensemble de Lost Highway est noir, sombre, inquiétant, ce titre apporte sa touche de lumière lorsque Patricia Arquette/Alice illumine la vie de Pete Dayton lors de sa première apparition et de leur rencontre. This magic moment est assez étonnant de légèreté, autant au cœur de Lost Highway que dans la discographie de Lou Reed.
Lost Highway est une double expérience cinématographique et musicale. Peut-être plus encore que dans Mulholland Drive ou Inland Empire, les images et la BO ne vont pas les unes sans les autres. Certes, cette dernière peut s’écouter sans voir le film, mais pour qui connaît le long métrage, chaque titre réveille nos souvenirs de telle ou telle scène. Quant à chacune des scènes, elle ne prend sa pleine dimension que soutenue par les notes et voix de ces artistes judicieusement réunis par Lynch. De la part d’un artiste qui pense son art autant dans le visuel que le sonore, il y a là une certaine cohérence. Souvenons nous enfin que, quatre ans plus tard, Lynch sortira Blue Bob (2001), un album de blues industriel dont certains titres auraient aisément eu leur place sur la BO de Lost Highway. Mais ça, c’est une autre histoire.
Raf Against The Machine