Tout a déjà été dit, ou presque, sur Joker, le film de Todd Phillips : flamboyante réussite pour les uns, supercherie et surestimation pour d’autres, le long métrage flirte à ce jour (deux semaines après sa sortie) avec les 3 millions d’entrée sur le sol français. On a vu pire. Et l’on peut raisonnablement penser que cette pépite cinématographique (#vousavezcomprisdansquelcampjesuis) va poursuivre son chemin pendant encore bien des semaines. Rien d’étonnant, compte-tenu de la très haute tenue de ce film.
En premier lieu, il y a évidemment la performance ahurissante de Joaquin Phoenix. On le savait déjà un immense acteur, pour ses prestations en Commode (l’empereur romain, pas le meuble hein) dans Gladiator (2000), en Johnny Cash dans Walk the line (2005), chez James Gray dans La nuit nous appartient (2007), Two lovers (2008) ou The immigrant (2013), ou encore chez Paul Thomas Anderson dans Inherent Vice (2014). Cet homme est une bête d’écran, et Joker lui permet, une nouvelle fois, de déployer ses talents dans la peau d’un des pires méchants que la littérature et le cinéma ait porté. Une performance haut de gamme, qui surpasse et diffère de celle d’Heath Ledger dans The Dark Knight (2008) de Christopher Nolan. Là ou Heath Ledger campe un Joker malsain et totalement barré, Joaquin Phoenix se métamorphose sous nos yeux en deux heures de temps : deux heures pour passer de l’insignifiant et presque attachant Arthur Fleck au monstre fou qu’est le Joker.
La métamorphose est d’autant plus perturbante et percutante qu’elle est portée par une réalisation et une photographie sans faille. Je ne cache pas avoir eu les pires craintes il y a quelques mois, en apprenant que Todd Phillips avait en mains ce projet. Oui, le Todd Phillips des Very Bad Trip, qui change ici totalement de registre et montre ce qu’il sait vraiment faire avec une caméra. Le film est d’une noirceur absolue, d’un désespoir sans faille, dans une société qui met à son ban les faibles, les ratés, les discrets, les marginaux, les asociaux. Une société qui violente ses oubliés et qui, de ce fait, crée ses propres monstres en exacerbant les violences et les déséquilibres psychotiques larvés. Un Taxi Driver de notre temps. Todd Phillips écrit son histoire à grands coups de plans rapprochés sur les visages, de plans plus larges d’une beauté saisissante, et aussi de travellings d’Arthur/Joker courant dans les rues comme autant de couloirs qui le conduiront vers sa propre folie. Un enfermement total, un monde sans issue. Le monde du Joker.
Ce film serait-il aussi percutant et efficace sans sa bande-son ? Rien de moins sûr. Il y a d’abord le son, hors de la bande originale. Fait de micro-bruits presque imperceptibles et du rire glaçant du Joker, il ponctue de bout en bout le long métrage. On n’y fait pas forcément attention du premier coup. Ensuite, c’est une autre histoire. Aussi et surtout, il y a la bande originale, composée par Hildur Guðnadóttir. Cette violoncelliste et compositrice islandaise (décidément, on n’en sort pas de l’Islande) est en activité depuis une quinzaine d’années. De formation classique, elle a collaboré avec des groupes tels que Pan Sonic, Múm ou Animal Collective. Cinq albums studio au compteur, des collaborations à ne plus les comptabiliser et une grosse poignée de bandes originales. A 37 ans, voilà déjà un brillant CV. Récemment, on a pu profiter du talent de Hildur Guðnadóttir sur la BO de l’excellente mini-série de HBO, Chernobyl (2019). Petite digression : si vous n’avez pas vu cette merveille télévisuelle, faite de réalisme, d’effroi et de maîtrise totale, jetez-vous dessus.
Jetez-vous aussi sur cette BO du Joker par Hildur Guðnadóttir. Les 17 morceaux qui la composent sont tous de petits bijoux. La musicienne a travaillé uniquement autour des cordes et des percussions, en mettant en avant le violoncelle et les tessitures les plus graves des instruments à cordes. On y retrouvera comme des clins d’œil à la BO du Dark Knight par Hans Zimmer, lorsque l’archet se fait râpeux et âpre. Les sons frottent et s’étirent, comme le corps désarticulé de Joaquin Phoenix/Arthur/Joker lorsqu’il se met à danser. Mais pas que. Le talent d’Hildur Guðnadóttir réside dans ce qu’elle crée des ambiances à couper au couteau avec pour simple base ses cordes et ses percussions. Ces dernières ponctuent en arrière-plan les mélodies, comme autant de tic-tacs qui sonnent le décompte jusqu’à la folie irréversible du Joker. Cette recette musicale avait déjà fait merveille sur Chernobyl. On atteint avec Joker une autre dimension qui épouse la noirceur de la réalisation de Todd Phillips.
Une dernière chose : les compositions d’Hildur Guðnadóttir pour Joker font partie de ces BO que l’on peut écouter pour elles-mêmes, sans le film sous les yeux. Et qui, à chaque note, vous renvoient des images, sensations et émotions vécues pendant le visionnage. La marque des plus grandes et belles BO. Chapeau bas à Hildur Guðnadóttir pour son travail, en particulier cette BO qui compte parmi les plus beaux enregistrements de musiques de films que je connaisse. A l’image de Joker, qui est un des plus grands films que j’ai vus cette année. Cette décennie. Depuis toujours.
Raf Against The Machine