Review n°116 : Fishing for accidents (2023) de Wax Tailor

Cover-FishingForAccidents-3000_1b83cea1-d504-484d-a22c-2577457be02d_700xDeux ans après l’excellent et percutant The shadow of their suns (2021), Wax Tailor (aka Jean-Christophe Le Saoût) est de retour dans les bacs avec Fishing for accidents. Sorti le 10 février dernier, ce nouvel et septième opus parvient de nouveau à nous étonner. Tout en s’inscrivant dans la continuité des sons de son créateur, il renoue avec l’esprit des premiers albums, et notamment de Tales of the forgotten melodies (2005), pierre fondatrice de la carrière de Wax Tailor. Un disque qui n’a donc rien d’un accident, et qui apporte son lot d’énergie et d’émotions autant qu’il bouleverse. Au fil de ses 12 titres et de ses 38 minutes, le musicien nous embarque dans un voyage dont il a le secret, en mixant allègrement samples musicaux et vocaux, mais aussi en convoquant moult featurings comme pour toujours élargir un peu plus sa famille et ses horizons musicaux. Que trouve-t-on dans Fishing for accidents, et pourquoi faut-il absolument l’écouter ? Décryptage de l’objet et de ses pépites, sans attendre.

Tout commence par des présentations. Craftsman, premier titre de l’album, s’ouvre par un collage de deux samples vocaux : « I forgot to introduce myself / Tailor you remember me ? ». Comme si on avait oublié ce cher Wax Tailor, Craftsman parmi les craftsmen. Le Craftsman, c’est l’artisan, le bricoleur de génie. Celui qui transforme en beauté tout ce qu’il touche. Pas celui qui cloue trois planches en espérant économiser le prix d’un étagère Ikea, pas non plus celui qui sortirait un album tous les 6 mois depuis 9 ans en mode usine à sons. Non, Wax Tailor c’est plutôt l’artiste artisan qui, depuis 2005, habille et décore notre intérieur musical de ses créations. Craftsman nous le rappelle avec style et simplicité, sur un son qui pourrait accompagner une scène de Ghost Dog.

Vont ensuite s’enchainer trois types de morceaux, pour un voyage somme toute assez feutré : les sons très low-tempo hip-hop, les étrangetés freaks et les mélodies capiteuses.

Du côté du low-tempo hip-hop, on relèvera Searchin, Home, Just rock on, Let them know et No more magical. Soit une bonne partie de l’album. Chacun de ces 5 titres recèle sa petite touche individuelle. Home par exemple déroule une grosse et très présente ligne de basse sur laquelle se colle une ambiance distordue, tandis que Just rock on pose un groove plus tranquille pour chiller après plusieurs titres troublants. No more magical, quant à lui, sera le onzième et avant-dernier titre de l’album. Un low-tempo pour porter un flow diablement efficace tout juste interrompu par de langoureux « No more magical ». Wax Tailor fait ce qu’il a toujours su faire. Du hip-hop, qui se fait pourtant plus intimiste sur cet opus. On n’est plus sur les House of Wax (sur Hope & Sorrow en 2007), The sound (sur Dusty rainbow from the dark en 2012) ou même Keep it movin (sur The shadow of their suns en 2021). Ici le low-tempo hip-hop se fait moins groovy, plus déconstruit, mais terriblement captivant et troublant.

Le trouble, c’est précisément ce qu’apportent les titres que nous regrouperont sous la bannière étrangetés freaks. Font partie de ceux-là That good old tomorrow, Freaky circus, et Forbidden cabinet. Ces trois morceaux apportent une couleur très nouvelle dans le son Wax Tailor. That good old tomorrow sonne comme un pied de nez au sépia « C’était mieux avant », en étant plutôt un « C’était mieux demain » (le meilleur étant à venir, rappelons-le). Sur un rythme de valse lente, Wax Tailor brouille les époques et les pistes. Et si le meilleur moment, c’était maintenant ? Freaky circus nous emmène dans un cabinet des curiosités sonores, en mixant un flow efficace et des samples qui évoquent une BO de Tim Burton et un film joyeux de David Lynch (oui, j’ai bien dit ça). Quant à Forbidden cabinet, c’est une avalanche de samples vocaux parfaitement mixés sur une trame musicale toujours plus intrigante. Ces trois titres, respectivement en 3e, 6e et 7e position sur la galette, tombent à point nommé pour nous surprendre et nous emmener là où on ne pensait pas aller.

Précisément, là où ne pensait pas aller, c’est dans un troisième univers avec Come with me et Shaman in your arms. Placés tous deux en 4e position des faces A et B, ils se parlent l’un à l’autre. Victoria Bigelow dans le premier, Jennifer Charles (de Elysian Fields) dans le second : deux voix féminines, langoureuses, envoutantes et captivantes. Voilà bien deux titres qui font penser très fort à Twin Peaks et ses scènes capiteuses à souhait. Comme deux bulles respiratoires autant que séduisantes, l’un et l’autre offrent un moment en suspension. Une sorte de Red Room dans laquelle on se poserait et s’abandonnerait, avant de reprendre le voyage.

Un voyage qui, vous l’aurez compris, n’a rien d’un gros son mal dégrossi. Wax Tailor livre ici un album d’une richesse et d’une finesse assez bouleversantes. Une fois de plus, il brouille nos attentes et les frontières musicales en mélangeant avec grand talent du low-tempo hip-hop (sa marque de fabrique) et divers univers qui trouvent pourtant une cohérence évidente. A aucun moment on ne se demande ce qu’est ce melting-pot sonore. En revanche, à chaque seconde et chaque titre, on frissonne d’émotions et de plaisir face à cette intelligence artistique qui, une fois encore, me laisse admiratif et captivé. Comme à son habitude, Wax Tailor convoque une longue liste de featurings parfaitement choisis, selon le climat qu’il veut donner à chacune de ses compositions.

Fishing for accidents est un magnifique album, qui se clôt sur The final note. Une conclusion au voyage, construite sur quelques notes de pianos et une nappe de cordes traînante. Un peu comme s’il était tard dans la nuit, au fin fond d’un bar lynchien, et que nous avions rêvé les 38 minutes qui viennent de passer. L’album est pourtant bien là, avec de plus une pochette absolument somptueuse réalisée par Hanako Saïto, artiste japonaise qui a notamment collaboré avec Tarantino sur Kill Bill. Tourné autant vers ses prédécesseurs (à commencer par Tales of the forgotten melodies) que vers l’avenir et de nouvelles pistes musicales, Fishing for accidents est la très belle surprise de ce début 2023. Après un excellent The shadow of their suns puissant mais assez sombre, Wax Tailor démontre une nouvelle fois ses talents de Craftsman avec ce nouvel opus tout aussi excellent que ses albums précédents. Procurez vous d’urgence cette merveille si ce n’est déjà fait : voilà un sérieux prétendant au podium 2023.

(Visuel pochette par Hanako Saïto)

Raf Against The Machine

Pépite du moment n°60 : Grandiose (2019) de Pomme

Après Mon ami et Bertrand Betsch la semaine dernière, poursuite d’une petite virée dans la chanson française/en français qui raconte des choses et qui vient s’infiltrer au fond de nos corps pour pincer le cœur, agiter le ventre, faire frissonner le dos et remuer la tête. Quelques jours avant le fiasco des César et la sortie classe et percutante d’Adèle Haenel (suivie d’autres, Adèle est loin d’être seule #TeamAdele), les 35e Victoires de la Musique ont décerné quelques récompenses bien vues. Digression César : si ce n’est déjà fait, je vous invite à lire la tribune de Virginie Despentes dans Libération (un lien pour vous y aider : https://www.liberation.fr/debats/2020/03/01/cesars-desormais-on-se-leve-et-on-se-barre_1780212). C’est du Despentes, mais c’est bien plus que ça. Un texte à la fois bouleversant et rageux, fondateur et lumineux. J’en reste hanté et admiratif, sur le fond comme sur la forme.

Transition toute bienvenue pour revenir à notre pépite du moment. Grandiose est le  3e titre du 2e album de Pomme intitulé Les failles, récompensé aux 35e Victoires de la Musique (vous suivez 😉 ?) dans la catégorie « Album révélation ». Une galette d’ailleurs rééditée récemment et augmentée de 5 inédits, sous le titre Les failles cachées. Je m’engage à y revenir plus amplement dans une review complète, tant il y aurait à dire de la cohérence de l’ensemble des titres, de la beauté des textes, de la subtilité de la co-réalisation d’Albin de la Simone, et des magnifiques illustrations de Ambivalently Yours. En guise de teaser/mise en appétit, il y a ce Grandiose.

Pomme (aka Claire Pommet) n’est pas tout à fait une nouvelle venue, puisqu’elle a déjà publié un opus en 2017, A peu près. Elle se fait alors remarquer pour ce premier disque, mais aussi pour ses prestations scéniques qui intègrent autoharpe et guitare. La suite, ce sont les premières parties d’Asaf Avidan toujours en 2017, puis de Louane et Vianney en 2018. Même sans être forcément client de ces artistes, obligé d’admettre que ça donne une visibilité non négligeable. Du haut de ses 23 ans (seulement, oui oui !), cette jeune lyonnaise impressionne par la maturité de son travail et la poésie qui s’en dégage. Au passage, c’est à se demander ce qu’il y a de spécial à Lyon : on y trouve aussi Paillette, dont on a parlé longuement et en bien dans cet article (à relire d’un clic).

Grandiose est la parfaite illustration de cette maturité d’écriture. Je ne trahirai pas le sujet abordé, pour vous laisser l’entier plaisir et la totale émotion de découvrir cette magnifique chanson. Disons seulement que ça commence presque comme une comptine légère, portée par la voix assez incroyable de Pomme. Incroyable par son grain, mais aussi par le travail mélodique qu’elle lui confère. Instrument à part entière, elle l’utilise comme tel pour produire une ligne mélodique au service du texte et de l’accompagnement musical. Ce dernier est d’une beauté absolue, en ce qu’il reste aérien tout en se noircissant par petites touches comme si le Tim Burton d’Edward aux mains d’argent avait saupoudré le berceau de Pomme. C’est étrangement cette comparaison qui m’est venue en écoutant Grandiose, bien que le sujet des deux œuvres soit différent. Une sensation renforcée par les arrangements tout en finesse d’Albin de la Simone, à coups de légers bruitages et cliquetis en tout genre, qui assombrissent peu à peu l’impression de comptine enfantine du début.

En 3 minutes 15, Pomme nous transporte dans une histoire à la fois personnelle et universelle. Ce titre respire et pleure d’une humanité bouleversante. Comment ne pas se sentir concerné, en accord, à l’écoute de ce que porte Grandiose ? Difficile de continuer à en parler sans dévoiler le texte. En voici un court passage qui n’abime pas la découverte à venir : « Grandiose, la vie que j’avais inventée / Pour toi, la vie qu’on nous vend bien tracée / Une vie comme ça n’existe pas ». Grand écart entre l’espoir et le constat, cette chanson remet les choses à leur place. La vie est un savant mélange de rêves et de désillusions. Faire vivre et exister ses rêves au-delà de la réalité du monde demande une énergie, une volonté, un combat incessant. Une sorte de combat ordinaire (spéciale dédicace/pensée pour l’exceptionnelle BD de Manu Larcenet). Cette vie grandiose que l’on pensait exister, simple, facile à dérouler, sans obstacles et chargée de joies… cette vie n’existe pas d’elle-même. A chacun-e de nous de la faire exister, dans un monde meilleur qu’il nous appartient aujourd’hui de choisir. Des artistes comme Pomme, Adèle Haenel ou Virginie Despentes m’y aident chaque jour, pour ne pas désespérer et mettre la clé sous la porte. Aux côtés des belles personnes que j’ai la chance de rencontrer et de cotoyer. Pour profiter non pas d’une vie Grandiose, mais de moments humains et apaisants. C’est déjà ça et c’est précieux.

Raf Against The Machine