Review n°125: Reflets de Grand Corps Malade (2023)

Grand Corps Malade reste sur deux albums de très haut vol, son Mesdames qui ouvre saGrand Corps Malade Reflets collaboration étroite avec le DJ Mosimann (album chroniqué par ici) et son projet avec Ben Mazué et Gaël Faye qui a abouti au petit bijou qu’est Ephémère (article dithyrambique par ici)… J’aborde donc avec sérénité le moment de lancer ce huitième album Reflets, d’autant plus rassuré que Mosimann et Guillaume Poncelet entourent toujours la force des textes de Grand Corps Malade.

Pas de place à un suspense artificiel, nous tenons de nouveau là un bijou d’écriture et le Père Noël s’est déjà empressé de m’offrir le vinyle. La recette est imparable: des textes finement ciselés (si vous n’êtes pas convaincus après une première écoute superficielle, je vous invite à lire le texte d’Autoreflet…), une instrumentation entre douceur du piano et des cordes, tentation jazzy des cuivres et attirance pop des synthés. L’impression de percevoir toutes les facettes de Grand Corps Malade en 41 minutes, son amour pour ses proches, sa reconnaissance pour tout ce que lui a apporté le slam, ses combats et ses engagements, son autodérision qui masque quelquefois ses angoisses. Finalement, comme l’affirme son titre Reflets par les mots suivants « Je me suis servi de vous et c’est peut-être ça notre lien/ Mais sans vous demander votre avis/ Car dans toutes mes paroles si vous regardez bien/ J’ai mis le reflet de vos vies », ce Grand Corps Malade me touche car ses paroles font résonance en moi…

J’ai vu de la lumière ouvre avec intensité l’album sur la découverte du slam, de l’amour et de la confiance. On retrouve le contraste entre le slam des couplets et les explosions des refrains portés par des choeurs féminins. Ca sonne et ça frappe juste d’emblée. Reflets rappelle ensuite dans une atmosphère riche en cuivres presque jazzy le lien ténu entre l’artiste et son public depuis 20 ans, nous sommes son inspiration de même qu’il nous aide à mieux nous percevoir. Le sommet d’émotions de l’album demeure incontestablement Retiens les rêves qui me touche à chaque fois, le piano et les cordes apportent un lyrisme poignant, les synthés donnent de l’intensité, Grand Corps Malade se permet de chanter sur les refrains (une première qui n’est pas sans saveur) et les paroles font écho au plus profond du papa que je suis…. La nécessité de savourer les instants fugaces passés avec nos enfants, une idéalisation de l’enfance séduisante.

Le jour d’après revient ensuite sur une instrumentation plus sobre s’appuyant sur une mélodie au piano en fond. Trois très beaux portraits en hommage « à tous les usés, les accidentés de parcours/ Les fragilisés, les malchanceux d’un jour/ Ceux qui n’ont pas le choix, les guerriers imposés/Ceux qui portent leur croix, les héros obligés ». Autoreflet rappelle alors toute la puissance du slam, le texte est brillantissime et au centre du morceau même si on pourra savourer l’instrumentation un brin épique à la Woodkid. Amis de la métaphore filée, des allitérations et des assonances, ce titre est pour vous ! Je serai là joue la carte de la douceur avec une véritable déclaration d’amour pleine de pudeur, Deauville en sera par la suite son écho plus pop et marqué par l’autodérision.

Rue La Fayette est un exercice de style qui illustre parfaitement le contenu de Reflets. A partir de l’observation d’un couple se disputant à une terrasse de café, Grand Corps Malade se laisse porter par son imagination débridée en imaginant une rupture définitive. Quand l’observation du monde qui nous entoure s’avère la source principale de la création littéraire/musicale. C’est aujourd’hui que ça se passe va ensuite jouer la carte d’une pop uptempo plus débridée pour passer le message de la nécessité d’agir dès maintenant. On sent pointer les angoisses de Grand Corps Malade, ce que 2083 va confirmer avec la thématique de l’environnement. Le texte est sombre, le choeur Orenda et l’instrumentation donnent une tonalité tragique à l’ensemble et ce morceau me ramène vers les productions de Gaël Faye. Un titre sans concession pour souligner la nécessité d’agir pour sauver la Terre.

Grand Corps Malade sait s’engager mais sait aussi jouer la carte de l’autodérision pour des morceaux plus légers. La Sagesse évoque la thématique du vieillissement avec beaucoup d’humour, on est tiraillés entre sourire et nostalgie. Certaines paroles paraissent d’une grande évidence mais font particulièrement mouche, « Le problème des jeunes, c’est pas qu’ils s’amusent pas/ Le vrai problème de la jeunesse c’est qu’elle s’amuse sans moi. » L’album se clot sur Paroles et musique, un exercice de style assez jouissif et plein d’humour sur la création d’un morceau. Il nous en dit long sur le lien entre la musique et les textes, la musique servant juste à souligner davantage la force des paroles sans jamais prendre le pouvoir.

Voici un huitième opus de grande qualité qui donne ses lettres de noblesse à l’introspection et confirme la profonde humanité de Grand Corps Malade. Idéal pour bien démarrer 2024, enjoy !

Morceaux préférés (pour les plus pressés) : 3. Retiens tes rêves – 5. Autoreflet – 9. 2083 – 8. C’est aujourd’hui que ça se passe

Sylphe

Review n°107: Ephémère de Grand Corps Malade, Ben Mazué et Gaël Faye (2022)

Si vous êtes des lecteurs réguliers de ce blog, vous n’êtes pas sans savoir que je suis un ferventGrand Corps Malade Gael Faye Ben Mazué - Ephémère admirateur du travail de Grand Corps Malade (voir par ici la review sur Mesdames) et de Gaël Faye (ou par ici la review sur Lundi Méchant). Je n’ai jamais écrit sur Ben Mazué mais des titres comme Quand je marche ou La résiliation me désarment, tant la plume de ce dernier est juste et touchante. Les trois me parlent particulièrement car ils sont de ma génération et nous avons donc des références communes, les trois mettent en avant une amitié forte d’une grande simplicité qui fait plaisir à voir…. bref vous l’aurez bien compris, je suis très impatient de découvrir cet EP avec Mosimann et Guillaume Poncelet à la réalisation…

S’enfermer dans un studio une semaine pour composer un EP, le défi est pour le moins ambitieux et, autant ne pas tergiverser, le résultat est brillant. Nous nous retrouvons avec 7 titres variés qui entrelacent avec un plaisir non feint l’émotion et l’humour, le tout porté par des textes finement ciselés. Le morceau d’ouverture On a pris le temps frappe fort d’emblée avec cette thématique du temps qui file, de ces artistes pris dans le cyclone de leur vie professionnelle et personnelle -« Alors j’ai tout fait tout fait / Jusqu’à étouffer étouffer » – qui ont enfin décidé de prendre le temps et ces 7 jours pour composer à leur rythme cet EP. On reconnaît la patte de Mosimann avec la superbe montée finale entre cuivres et synthés qui te donnent une envie immédiate de bouger et de prendre toi aussi ton temps. Tailler la route est ensuite pour moi un des titres qui représente le mieux le projet avec trois textes très personnels, trois sensibilités si différentes mais qui se rejoignent sur l’idée de découvrir le monde, le tout sur une instrumentation en retrait, entre piano et quelques cuivres sur la fin. Sous mes paupières prolonge cette émotion à fleur de peau en s’appuyant sur la nostalgie des souvenirs d’enfance, le piano accompagne avec délices et pudeur ces trois plongées sensibles dans le passé. Un bijou d’émotion pure qui picote les yeux…

Comme si l’émotion était devenue trop poignante, Qui a kidnappé Benjamin Biolay? va amorcer un virage à 360 degrés en proposant un délire cinématographique dont je ne me suis toujours pas remis. On est au cinéma et on suit les conséquences liées au vol (fictif je vous rassure) de la Victoire de la Musique de Benjamin Biolay pour Grand Prix (qui l’avait remporté face à nos trois acolytes), le résultat est jouissif et hilarant. Franchement à quand un court-métrage autour de cette histoire loufoque? Pour le clin d’oeil, le titre suivant La cause s’appuie sur l’instru de La Superbe (faut croire que la famille a payé la rançon pour récupérer Benjamin Biolay…) afin d’aborder la notion de l’engagement pour un artiste. Question difficile à trancher que Gaël Faye résume finalement assez bien dans la formule « Parler c’est prendre position / Se taire c’est prendre position » qui montre que l’artiste est prisonnier du tribunal médiatique.

Besoin de rien s’appuie sur un ping-pong verbal entre Grand Corps Malade et Gaël Faye qui rappelle bien que ces deux-là sont issus de la scène du slam. Le plaisir de manipuler les mots et de partir de rien -une attente à un abribus et une réflexion hautement philosophique autour de Chipster et Curly – débouche sur une explosion pop savoureuse menée par Ben Mazué. Ephémère clôt enfin l’album en rendant hommage à cet éphémère qui donne toute la saveur à notre quotidien, à l’image de cet opus. Quitte à manquer cruellement d’originalité et à finir sur une chute attendue, je ne peux que prier intérieurement pour que la collaboration entre ces trois-là ne soit pas qu’éphémère, tant le résultat est d’une grande humanité, touchante en ces temps difficiles… Enjoy !

 

Sylphe

Review n°64: Lundi Méchant de Gaël Faye (2020)

Nouveau sérieux prétendant pour le titre de meilleur album de l’année 2020 aujourd’hui… ArrêtezGael Faye de remplir vos attestations numériques pour sortir votre chien pour la cinquième fois de la journée et retrouvez votre canapé qui se façonne depuis 2 semaines pour devenir le moule parfait de votre fessier… Après Pili pili sur un croissant au beurre en 2013, Gaël Faye vient tout juste de sortir son deuxième album Lundi Méchant qui s’impose comme un maëlstrom d’émotions, entre rage des injustices et foi en une humanité qui va enfin se relever. Un véritable hymne à la vie tout simplement. Si vous ne connaissez pas la musique de Gaël Faye, vous avez peut-être eu la chance de lire Petit Pays sorti en 2016, premier roman d’inspiration autobiographique qui s’appuie sur la vie du narrateur au Rwanda avant le génocide et l’exil vers la France. Un premier roman plein d’humanité ne tombant pas dans le pathos qui a mérité amplement le Prix Goncourt des Lycéens.

Pour en revenir à ce Lundi Méchant, je suis particulièrement séduit par la plume acérée de Gaël Faye dont les mots peuvent être extrêmement durs tout en sonnant vraiment justes. Le tableau de notre société occidentale, entre médias et racisme, est sans concession et d’une noirceur étouffante. Cependant, la volonté de se rebeller et de s’appuyer sur les racines d’une Afrique qui aime profondément vivre et danser arrive paradoxalement à nous donner le sourire. On profite de notre dimanche pour parcourir ensemble ce Lundi Méchant et se préparer au réveil difficile de demain…

Le morceau d’ouverture Kerozen apporte une douceur cotonneuse à partir de la thématique dure de l’émigration, le chant n’est pas sans rappeler TERRENOIRE dans sa capacité à nous caresser de sa poésie -« Je t’inventerai des exils/ Des archipels fragiles » du refrain – tout en se montrant plus âpre avec un flow coupé à la serpe du rap « L’existence mord comme un coup de tesson/ Je rêve, je dors, je vis sous pression/La ville dehors est comme sous caisson ». Ce morceau tout en contrastes amène sur un plateau le premier titre marquant Respire qui brille par sa volonté de dénoncer le rythme oppressant de nos vies en insufflant un souffle quasi pop. Le refrain fonctionne à merveille et l’on retrouve une intensité digne de Stromae. Cette dénonciation du rythme de nos vies quotidiennes occidentales se retrouvera dans le titre éponyme Lundi méchant où le flow de Gaël Faye est encore plus percutant, les mots claquant fort et sec.

Passés un Chalouper et ses sonorités caraïbéennes incitant les corps à bouger pour lutter contre nos présents difficiles et un Boomer qui est le titre de l’album me touchant le moins, son rap manquant de finesse et se montrant trop facilement frontal, Only Way Is Up me séduit en particulier grâce à la voix chaude et réconfortante de Jacob Banks. Après Lundi Méchant, le trio suivant touche au sublime: C’est cool entrelace tout d’abord la jeunesse innocente et les médias avec en point d’orgue la cicatrice indélébile du génocide au Rwanda, le pouvoir des images est dénoncé subtilement, de même que l’égoïsme de notre société « Quand le drame est bien trop grand, il se transforme en statistiques/Et Lady Di a plus de poids qu’un million de morts en Afrique/L’ignorance est moins mortelle que l’indifférence aux sanglots/Les hommes sont des hommes pour les hommes et les loups ne sont que des chiots/Alors on agonise en silence dans un cri sans écho ». Les paroles de ce titre sont brillantes et, si vous êtes nés au début des années 80 (Gaël Faye est né en 1982) vous reconnaitrez vous aussi votre enfance « Ma jeunesse s’écoule/Entre un mur qui tombe et deux tours qui s’écroulent ». Vient alors une véritable pépite taillée dans l’émotion la plus pure, un postulant au plus beau titre de 2020 (et plus si affinités), avec Seuls et vaincus. La douceur du piano et les cordes sur la fin, un ascenseur émotionnel qui ne cesse de monter, des paroles écrites par Christiane Taubira (excusez du peu) d’une justesse infinie qui dénoncent les travers de notre société, un flow dépouillé où l’on sent le feu sous la glace, le chant final de Melissa Laveaux, ce morceau vous fera briller les yeux. Je ne résiste pas à la tentation de citer ces mots « Vous finirez seuls et vaincus, grands éructants rudimentaires/Insouciants face à nos errances sur la rude écale de la Terre/Indifférents aux pulsations qui lâchent laisse à l’espérance » ou encore « Vous finirez seuls et vaincus car invincible est notre ardeur/Et si ardent notre présent, incandescent notre avenir/Grâce à la tendresse qui survit à ce passé simple et composé ». Le dernier morceau du trio Lueurs est un cri de moins de 2 minutes sortant des entrailles, ce cri contre les ravages du racisme et de l’esclavagisme est d’une intensité folle et me fait vibrer.


Difficile de se remettre de ces trois derniers titres…Histoire d’amour paraît bien léger ensuite en posant de jolis mots sur la relation amoureuse, NYC nous offre un rap très 90’s à la IAM pour une découverte subtile de New-York, JTIL (Jump in the line) apporte des sonorités plus ensoleillées et rappelle le démon de la danse. Le dernier grand moment de l’album Zanzibar est illuminé par le piano de Guillaume Poncelet et la douce mélancolie des paroles avant que Kwibuka en featuring avec Samuel Kamanzi n’évoque avec poésie et émotion le besoin de se souvenir et de ne pas oublier les victimes du génocide rwandais. Besoin d’humanité et de poésie? Vous savez désormais ce qu’il vous reste à faire, enjoy! Merci Gaël Faye d’exister…

 

Sylphe