L’heure est grave. D’une part, nous sommes toujours au bord du précipice qu’on appelle confinement mais sans vouloir en dire le nom (Voldemort, si tu nous lis…) et on attend patiemment (non) de savoir comment la suite des événements sera pilotée (ou pas). Au royaume de l’improvisation, nous devenons tous de grands champions, tout en essayant de se ménager des bulles de vie et de bien-être. D’autre part, et sans transition ou presque, dilemme total pour moi sur le son du jour : faut-il le classer en pépite intemporelle, Five Reasons ou Reprise ? J’ai opté pour cette dernière rubrique. On est typiquement dans le combo rubriques croisées/poupées russes, puisqu’on va s’arrêter sur un titre devenu célèbre via une de ses reprises, puis régulièrement revisité par de multiples artistes. Feeling good, ou la reprise, de la reprise, de la reprise… Installez-vous tranquilles, servez-vous un café ensoleillé. Tout va bien se passer.
A sa création en 1964, Feeling good fait partie de la comédie musicale The Roar of the Greasepaint – The Smell of Crowd (littéralement “Le rugissement de la peinture à graisse – L’odeur de la foule“). Ce spectacle revient sur les écarts et différences entre les classes sociales de la société britannique dans les années 1960. Tout ceci à travers trois personnages principaux : Sir, Cocky et The Negro (précisons que je reprends ici l’intitulé exact des rôles en langue originale). Ce dernier, sujet au racisme et aux abus des deux premiers, finira par l’emporter sur eux et leur ignorance crasse. Production artistique à forte teneur sociale et politique donc, que l’on doit à Anthony Newley et Leslie Bricusse. Leurs noms ne vous disent peut-être rien, mais c’est ce duo qui a, notamment, co-écrit la chanson Goldfinger (1964), composée par John Barry et impérialement chantée par Shirley Bassey. Notre Feeling good originel est interprété dans le second acte de la comédie musicale par The Negro, lorsqu’il prend enfin le dessus sur ses oppresseurs. Cette version est musicalement assez étonnante et n’a pas grand chose à voir avec les futures reprises que l’on connait mieux. Dans une ambiance jazzy/crooner lyrique, et sur des arrangements plutôt smooth, ce sont successivement Cy Grant puis Gilbert Price qui poseront leurs voix sur ce qui va devenir un des standards absolus du 20e siècle. Histoire de se mettre dans le bain, les deux interprétations sont à écouter ci-dessous, avant de poursuivre.
Vu le parti pris politique du titre, et le contexte historique de l’époque, c’est presque une évidence que Nina Simone s’empare d’un tel morceau. Elle reprend Feeling good en 1965, au cœur des années 1960 marquées par le mouvement de défense des droits civiques aux Etats-Unis. Son engagement et sa musique ont eu beaucoup d’influence dans la lutte pour l’égalité des droits menés par les Noirs américains à cette époque. Un lien que montre bien le très beau documentaire What happened, Miss Simone ? disponible sur Netflix, et que j’ai découvert ces derniers jours (le documentaire, pas Nina Simone) suite à une suggestion fort bienvenue et de très bon goût. Rappelons qu’en 1964, Nina Simone écrit et chante son brûlot Mississippi Goddam, en réaction à l’assassinat de Medgar Evers et à l’attentat perpétré dans l’église de Birmingham (Alabama) ayant causé la mort de quatre enfants noirs. Suivront bien d’autres titres politiques comme Old Jim Crow, et engagements tels que sa participation aux Marches de Selma à Montgomery en 1965. C’est précisément cette année-là que Miss Simone reprend Feeling good, en la magnifiant totalement de sa voix rugueuse, dans un écrin musical blues-soul qui me dresse les poils à chaque fois. Manifestation incandescente de l’espoir d’égalité raciale et de jours meilleurs, tout autant que porteuse d’une lumière dans la nuit de la connerie humaine, son interprétation est d’une puissance absolue. Elle propulse au devant de la scène un matériau musical déjà excellent de base qui ne demandait qu’à être sublimé. A tel point que, pour beaucoup de gens, Feeling good est une chanson de Nina Simone, au même titre que I put a spell on you que l’on doit en fait à Screamin’ Jay Hawkins. Ce qui importe vraiment, c’est l’émotion que Nina Simone balance dans sa version. Une émotion ravageuse qui laisse son Feeling good intemporel, et permanent dans mes playlists.
Depuis sa création en 1964, Feeling good a été reprise par de multiples artistes d’horizons musicaux aussi divers que Michael Bublé, George Michael, Joe Bonamassa, Eels, Gregory Porter ou encore Avicii. Pourtant, si une autre version a retenu mon attention parmi toutes les revisites, c’est celle de Muse. Nichée dans le deuxième album du groupe Origin of Symmetry (2001), leur lecture de Feeling good apporte quelque chose de nouveau, que je n’avais pas trouvé ailleurs : la sensation de détresse dépressive qui suinte de chaque note. La version de Muse transpire l’urgence et le fil du rasoir. La voix de Matthew Bellamy n’y est pas pour rien, surtout lorsqu’elle passe au filtre d’un mégaphone dans lequel le chanteur semble hurler toute ses tensions. Une voix hors du temps, portée par une rythmique de bucheron et de la grosse guitare qui nous emportent pendant 3 minutes dans une époque inquiète et tracassée cherchant, malgré tout, des portes de sortie. Une récurrence.
A l’époque de la sortie de Feeling good au milieu des 60’s, Kubrick mettait en images Arthur C. Clarke pour annoncer 2001 comme une possible odyssée de l’espace, et un voyage introspectif de l’humanité sur elle-même. Le vrai 2001 n’a pas grand-chose à voir avec la prémonition kubrickienne, pas plus qu’avec les rêves 60’s de « L’an 2000 » qui fantasmaient une planète modernisée par la science, nageant dans le bonheur serein de la technologie et d’une humanité au diapason d’une existence pacifique. En 2001, l’heure est aux urgences sociétales, humaines, politiques, environnementales. Tout comme aujourd’hui, vingt années plus tard. Comme un cycle incessant, dans lequel Feeling good trouve toujours sa place.
Est-ce à dire que Feeling good tire sa puissance de notre monde bousculé, et dans lequel il reste toujours des combats à mener ? Oui, mais pas seulement : c’est un son qui porte aussi le récurrent message d’espoir et d’énergie que le meilleur reste à venir. On ferme les yeux, on monte le son, on y croit. On y va. « Its’ a new dawn / It’s a new day / It’s a new life for me / and I’m feeling’ good ».
Raf Against The Machine
Je découvre avec amusement l’original et l’histoire de la chanson. On peut parier que sans la reprise de Nina Simone elle serait tombée dans l’oubli. J’adore sa version et toute cette période de sa carrière.
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Merci pour votre commentaire ! C’est en effet la reprise de Nina Simone qui propulse cette chanson au rang de standard. Une magnifique version, dans une période artistique exceptionnelle : j’approuve 🙂
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