Dans la short list des artistes qui ont vraiment transformé ma vie, il y en a peu dont j’attende encore la nouvelle livraison discographique avec une réelle impatience doublée d’angoisse : Mogwai en est, et nous voilà à écouter As The Love Continues, sorti il y a quelques jours, et déjà rejoué sur la platine à de nombreuses reprises, tant il offre une quintessence du groupe. Alors que d’autres acteurs essentiels de ma vie d’amateur de musiques amplifiées sortent des albums qu’on écoute distraitement, souvent parce qu’ils peinent à retrouver leur pertinence d’origine (Interpol) ou parce qu’ils ont renoncé à écrire et diffuser de nouvelles créations (The Cure, et au vu de leurs derniers albums, il est bien qu’ils continuent à n’être que la redoutable machine de live qu’ils sont devenus), les Ecossais de Mogwai n’ont cessé, depuis Young Team en 1997, de donner à nos oreilles des albums d’une qualité constante, en faisant évoluer leur post-rock baigné dans les vertiges de My Bloody Valentine vers un univers vraiment singulier où se rencontrent des murs du son, des plages ambient, des voyages électroniques, des mélodies rares et comme des guirlandes. Le tout en gardant cette « indie touch » qui ramène aux glorieuses années britanniques que furent les eighties et nineties (on entend encore dans leur son des réminiscences de Jesus and Mary Chain, leurs congénères – il faudra écrire un jour tout ce que l’Écosse a offert aux fans de rock sous toutes ses formes – par exemple ici sur Drive The Nail, et ce riff qui laboure un champ noisy de façon obsessionnelle à partir de 2’10).
L’album commence sur des notes de piano et une cymbale que le Brian Eno de Before and After Science n’auraient pas reniées, et vers 2’30 on retrouve le Mogwai downtempo qui livre des paysages où les guitares et les sons synthétiques dessinent des arcs lumineux. On est en territoire connu, avec cette densité sonore d’une pâte instrumentale malaxée et enrichie peu à peu de quelques ingrédients (des stridences distordues en fond de mix, des motifs répétitifs). On sait où l’on va, mais c’est un voyage dans lequel on s’engage avec toujours la même excitation.
Quelques secondes pour être pris au dépourvu par le beat « dance » de Here We, Here We, Here We Go Forever, avant de ré-entendre ce traitement vocal métallique qui est devenu leur marque de fabrique : un instrument de plus, qui participe à complexifier la structure en mille-feuilles de la construction atmosphérique des morceaux.
Dès la troisième piste, une merveille, le premier single de l’album : Dry Fantasy, arpèges de synthé, rythmique en retenue, cymbales qui construisent la frustration, comme on entre dans un vestibule, avant que la caisse claire ne soit l’invitation à entrer plus loin dans un hall de reverb impressionniste. Étrangement, les titres de Mogwai, qui sont souvent choisis au hasard de la construction des albums, finissent souvent par trouver sens : ici, on est bien dans un onirisme sinon sec, du moins épuré, réconfortant, sans un seul son qui ne soit mis au service de l’évasion. Une des plus belles réussites de l’album.
On ne redescend pas du ciel de volupté où l’on vient de monter : encore un single, Richie Sacramento est le morceau qui s’inscrit le plus dans la tradition indie, une vraie mélodie, une voix traitée à la reverb mais sans vocoder pour la dissimuler, le versant pop du groupe, qu’il n’exploite que rarement (c’est sans doute l’une des chansons les plus traditionnelles jamais chantées par le groupe depuis R U Still Into It sur le premier album, qui n’avait d’ailleurs même pas une mélodie aussi évidente). Dans un autre monde, un 45 tours parfait. Dans ce monde-ci, le morceau que l’on mettra en repeat sur nos playlists pour dévaler des rues à vélo ou pour fermer les yeux en se croyant immortel.
Il y a d’autres réussites sur As The Love Continues : ainsi, le presque Air Fuck Off Money, avec ses sons numériques veloutés, qui se métamorphosent finalement en autoroute céleste et totalement fidèle au son Mogwai, une « Milky Way Pop » qui élève le corps et l’âme, une autre forme possible de musique religieuse pour tout animiste contemporain qui sait son origine dans la poussière d’étoiles. On disait Kosmische Musik dans les seventies bercées par les expérimentateurs allemands à la Tangerine Dream ou Ash Ra Tempel, mais ici est offerte une musique cosmique moins éthérée, moins bavarde, resserrée et qui sait ne pas perdre des yeux le but de son voyage malgré la beauté du trip.
Le groupe sait aussi revenir vers des sons plus rêches et plus bruitistes : le très bon Ceiling Granny, ici en version live depuis leur base de Glasgow, qui tourne un riff sur deux fois trois notes, libère la nuque, et ne s’éternise pas au-delà de raisonnables quatre minutes, le temps juste nécessaire à la libération des énergies positives accumulées jusque là. La version donnée ici est plus acide, un peu moins chaleureuse que sur l’album, mais fidèle au son du groupe en concert, dont on ressort lessivé mais comblé de vibrations physiquement incomparables (n’oubliez pas de revenir en France, amis Glaswegians, vous y êtes attendus).
Si Midnight Flit et son final au faux semblant d’orchestration à cordes rappelle que Mogwai excelle dans la musique de film et de documentaire (regarder Zidane, a 21st century portrait, juste pour la bande son magnifique que le groupe a enregistrée pour l’occasion), Pat Stains qui lui succède revient aux débuts du groupe, quand la scène post-rock se nourrissait encore des innovations apportées par le Spiderland de Slint : notes de guitares détachées, qui tissent de micro-mélodies sur une rythmique pleine de décalages et de grooves en rupture, mais sans jamais basculer dans le math-rock stérile : Mogwai ne vise pas l’épate technicienne, mais l’architecture solide sur laquelle construire des façades sonores qui s’embellissent de fines couches d’or, de stuc et d’angelots baroques (guitares en multi-bande, synthétiseurs), avant de tout décaper pour revenir au bois brut.
L’album s’achève, après un Supposedly We Were Nightmares agréable mais moins marquant, par les 7 minutes et quelques de It’s What I Want To Do, Mum : en synthèse de tout ce qui a précédé, c’est un morceau instrumental, un parti pris guère étonnant dans le contexte de ce disque, qui étend sa progression sur cet enchevêtrement de basse, de guitares claires et noisy, de contrepoint synthétique et cette batterie toujours régulière ; et l’on monte, et cela fait déjà plus de 5 minutes que c’est ainsi, et à peine au sommet on entame la fin du chemin, le même chemin mais apaisé, vers les deux accords finaux répétés, mi-arpégés, mi-grattés.
24 ans de carrière discographique, et Mogwai maîtrise pleinement son style, sans se trahir et sans lasser. Cela devrait suffire à les chérir. The Love Continues, et il n’est pas prêt de s’éteindre.
Nicolas