Review n° 71 : Aurora (2021) de Marquis

Marquis-albumLe 5 février est sorti Aurora, l’album de Marquis, l’incarnation actuelle de Marquis de Sade, groupe français presque météorique du tournant 70-80s, mais dont la traîne de l’héritage est interminable, et qui a perdu son chanteur et parolier – et âme – Philippe Pascal juste avant de pouvoir mener à terme un projet discographique postérieur à leur reformation scénique de la fin des années 2010. Marquis se charge de reprendre le cours de l’histoire, mais avait-on vraiment à cœur d’écouter un album qui n’aurait dû exister qu’avec la formation originale désormais perdue pour toujours ?

Marquis a fait ça bien : les trois survivants historiques (Frank Darcel comme maître d’œuvre musical, Thierry Alexandre et Eric Morinière en section rythmique sûre et précise) ont convoqué, outre un nouveau frontman flamand (Simon Mahieu) bien plus jeune que ces maintenant sexagénaires, tout un pan de la scène musicale rennaise des eighties, parce qu’il fallait se mettre à plusieurs pour prendre la place d’un fantôme aussi imposant. Le vinyle posé, on part dans trois directions, toutes pertinentes, toutes réussies. Pas juste parce qu’elles existent et que l’on est heureux de savoir que les garçons ont su boucler le projet : les chansons tiennent la route, la production est impeccable, ancrée dans le son originel des Marquis de Sade sans jamais sonner nostalgique ou revival, c’est déjà un exploit. Et chacune des trois voies suivies se révèle pertinente et émouvante.

La première direction, c’est un son assez classique du Marquis de Sade tardif, comme sur le très “Rue de Siam“  European Psycho, et son pattern rythmique mariant une batterie qui invite presque à la danse à des guitares post punk. C’était cette direction funk (à la James Chance, avec qui il a d’ailleurs enregistré) que Frank Darcel souhaitait donner à Marquis de Sade au début des années 1980, là où Philippe Pascal était attiré par le romantisme lyrique de la new wave, dont il accoucherait avec son groupe Marc Seberg. Même ancrage dans le passé historique du groupe sur un des meilleurs morceaux de l’album, Flags Of Utopia, qui se serait parfaitement coulé dans Dantzig Twist, le premier Marquis de Sade de 1979.  

Enfin, c’est en partie vrai de Brave New World, le saxophone du compagnon marquisien Daniel Paboeuf ancrant le couplet dans le passé, alors que le refrain envoie le morceau au contraire dans une dimension bien plus actuelle (à laquelle, j’avoue, je suis moins réceptif).

C’est cela, la seconde direction, un rock plus contemporain, qui semble avoir rajeuni au contact de la relecture du post punk par la génération Interpol, qu’on devine apportée par le nouveau venu Simon Mathieu : c’est assez flagrant sur le très beau Um Immer Jung Zu Bleiben  (ironique pari pour ces plus tout jeunes hommes, mais l’album semble prouver qu’ils l’ont bellement remporté). 

Même veine pour un Zagreb très serein, qui apaise un peu un disque par ailleurs très tendu. Ici, on est sur une pop mélodique, arpèges de piano en contrepoint de la guitare, un autre beau moment, qui s’enrichit d’une saturation guitaristique de quelques secondes aux réminiscences presque frippiennes.

La troisième direction, c’est de laisser les amis rennais donner leur version de Marquis. Il y a Christian Dargelos des Nus (le Johnny Colère de Noir Désir, c’était les Nus) , pour un Holodomor qui rappelle que Marquis de Sade n’avait pas hésité à ancrer son rock dans l’histoire européenne dans sa beauté (les références à Gustav Klimt dans Conrad Veidt) et ses crimes (Nacht Und Nebel sur Rue de Siam). Ici, c’est donc la famine orchestrée par le régime stalinien en Ukraine dans les années 30 qui donne son titre au morceau, qui se veut un chant de résistance. Le morceau est réussi, mais le malaise est réel, pas sûr qu’on aura souvent envie de revivre l’expérience.

C’est qu’Aurora est un disque plein de vie, mais qui parle de la mort, et forcément aussi de celle de Philippe Pascal. C’est Étienne Daho qui se charge de chanter tout en nuance le départ de celui-ci, avant que Frank Darcel, qui compose la totalité de l’album, vienne asséner avec violence un terrible terrible « raptus », celui qui a poussé son acolyte à quitter son existence il y a plus d’un an maintenant. Je N’écrirai Plus Si Souvent est extrêmement émouvante, Daho y enveloppant la tristesse dans de pudiques euphémismes et sa voix si unique. C’est une des plus belles choses chantées par Daho ces dernières années, pendant lesquelles il n’a pourtant pas démérité.

Il y a un autre disparu, Dominic Sonic, autre figure du Rennes rock, mais qui lui a eu le temps de donner son chant à la magnifique, et fidèle, cover du Ocean velvetien, pour intégrer à cet album très breton une mer bien plus américaine. Sur la version vinyle, il faudra trouver cette reprise sur un disque 10 pouces joint au 33 tours.

Le disque s’achève sur une bulle électro-pop, instrumentale, le Voyage d’Andréa, qui laisse à qui vient d’écouter Aurora le temps de sortir de l’expérience tout en douceur. Non, il n’y aura plus jamais sur un album de Marquis (de Sade) la scansion si particulière de Philippe Pascal, et c’est tout à l’honneur de Simon Mahieu de ne jamais chercher à l’imiter. Mais il y a largement assez de beauté, d’inspiration et de bonnes chansons sur cet Aurora pour plaire autant  à celles et ceux qui n’ont pas renié ou oublié leur jeunesse marquée au fer par le groupe qu’à celles et ceux à la recherche d’une mélancolie tout européenne : outre le français et l’anglais, c’est le flamand,  l’allemand et le portugais qui jalonnent l’incontestable réussite qu’est Aurora.

Nicolas

(Une Review que l’on doit cette semaine à Nicolas, un invité qui nous emmène sur des terres musicales encore non visitées par Five-Minutes. Merci pour la contribution !)

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