Sept longues années après The Golden Age (2013), premier album brillant et imparable, Yoann Lemoine aka Woodkid revient avec la redoutée et redoutable épreuve du second album. Entre temps, le garçon n’a pas manqué d’activités artistiques, malgré une annonce du retrait de la scène musicale en juillet 2014. Pourtant, dès 2015, Woodkid revient aux affaires en multipliant les créations et collaborations en tout genre et sur divers supports. Pour en arriver, voici quelques jours, à la sortie de S16, un deuxième album studio aussi espéré qu’attendu. Après une semaine d’écoute attentive et approfondie, verdict en cinq (peut-être six) minutes chrono de lecture.
La première chose qui saute aux yeux avec S16, c’est la noirceur qui l’habille. Le contact initial avec un album, outre l’achat, c’est sa pochette. Ici, point de clarté à l’horizon. Autant The Golden Age irradiait de sa blancheur, autant S16 affiche du noir. En quelque sorte, l’inverse chemin d’une Jeanne Added avec un Be sensational (2015) à la pochette sombre, puis un Radiate (2018) bien plus lumineux. Pour son second opus, Woodkid, vêtu de noir, enlace, sur fond noir, une créature noire, possiblement faite de goudron/pétrole et sortie de nulle part. Il l’enlace, ou se blottit dans ses bras : les deux interprétations sont possibles, surtout à l’écoute à venir. On ne le sait pas encore, mais une fois tout l’album absorbé, c’est cette image, et nulle autre, qui vous obsèdera. Comme une correspondance parfaite avec la musique de Woodkid.
L’album, venons-y. S16 n’est pas un album facile, encore moins simpliste. Son prédécesseur The Golden Age explorait une électro-pop épique et lyrique, à grands coups de percussions puissantes, d’envolées grandioses et d’une forme de démesure auditive qui emportait tout sur son passage. Dès la première écoute, il s’offrait pour que l’on puisse y plonger à l’envi, avec une forme de plaisir immédiat sans cesse renouvelable. S16 se place à l’opposé : s’il accroche notre attention dès la première écoute, il faudra en revanche y revenir plusieurs fois pour commencer à y entrer pleinement. C’est un disque épais et dense qui demande du temps, de l’investissement et de la persévérance. Bref, un contraste saisissant avec le monde de l’immédiateté qui est aujourd’hui le nôtre. Ne vous attendez pas à un The Golden Age bis : Woodkid ne ressert pas la même cuisine. Sept années sont passées pour lui, pour nous, et pour le monde. Autant dire une éternité, qui appelle une nouvelle façon d’aborder les choses.
Le simplisme aurait consisté, en effet, à repartir sur la lancée du premier opus, fort de ses 800 000 ventes (oui, oui). Ça aurait sans doute fonctionné, puisque The Golden Age se vend et s’écoute toujours par palettes. Pourtant, S16 emprunte une toute autre voie : celle de la mélancolie, du combat, de l’introspection, de la déconstruction, des ruptures et des cassures. Au printemps dernier (date initiale de sortie de l’album), on avait découvert le premier single Goliath, musicalement impressionnant et accompagné d’un clip assez vertigineux. L’homme contre les machines, la disproportion d’échelles, tout ceci dans un univers industriel renforcé par le visuel du 45 tours : un disque de disqueuse bien affuté. Ce premier extrait racontait un monde en lutte, l’Homme contre la pression et l’oppression, parfois l’Homme contre lui-même. Une sorte de préambule à ce S16 à venir. Oui, c’est bien tout cela dont l’album parle : un environnement chahuté, un monde chaotique fait de secousses et de bousculades.
Ce climat se retrouve pleinement dans les 11 compositions qui forment S16. Goliath ouvre le bal avec ses percussions tourbillonnantes, bientôt complétées par des nappes de programmations dark qui n’ont rien à envier aux moments les plus sombres d’un Blade Runner. Plus que tout, les variations rythmiques sautent aux oreilles. Oubliés les élans pop de 2013, même si déjà Woodkid jouait à l’époque avec les changements de rythmes. Ici toutefois, ces ruptures sont accentuées par des artefacts et des glitches sonores qui viennent raconter que tout est instable et fragile. Pale Yellow est typique de ce mélange cassures mélodiques/sons parasites. Presque tout autant que Highway 27, avec son ouverture percussions et boite à rythmes, qui nous emmènera jusqu’à sa fin (qui est également la fin du premier vinyle) dans une omniprésence de ces rythmes troublants. Entre ces 3 titres, In your likeness et Enemy jouent plutôt la carte de la fausse sérénité. Dans une ambiance beaucoup plus planante, le temps est cependant à l’introspection hypnotique, tout autant que mélancolique. Après ces 5 premiers titres, la claque est déjà puissante. Pourtant, S16 n’a pas livré tous ses secrets, puisqu’il reste un second vinyle et 6 titres à venir.
Et quels titres ! Reactor ouvre le second disque avec des chœurs qui rappellent le travail de Woodkid pour Louis Vuitton/Nicolas Ghesquière ayant donné lieu à une galette dont nous avions parlé voici quelques semaines. Le Suginami Junior Chorus (chœur japonais composé exclusivement d’enfants) apporte une énergie lumineuse inattendue qui relance l’album et l’enrichit encore, au-delà de ce que l’on pouvait imaginer. Ce Reactor m’a clairement fait penser à la BO de NieR: Automata, peut-être la plus belle soundtrack du plus grand jeu vidéo de tous les temps. Rien que ça. Drawn to you enchaîne avec, une fois encore, ce rappel aux collaborations Louis Vuitton/Nicolas Ghesquière renforcé par les cordes orientalisantes. Se greffent toutefois de nouveaux glitches et artefacts sonores, semblables à ceux de Pale Yellow. Un titre somme, avant les trois suivants qui nous plongent dans un dépouillement presque total. Shift, So handsome hello et Horizons into battlegrounds jouent la carte voix/piano/programming. Shift est aérien, posé, presque lumineux. So handsome hello remet les percussions en avant pour se faire parfois inquiétant. Horizon into battlegrounds pourrait être une fin d’album, en mariant la voix de Woodkid à un piano qui ruisselle en gouttelettes magiques. C’est pourtant Minus Sixty-One qui fermera le voyage, avec le retour du Suginami Junior Chorus. Ce dernier titre s’ouvre calmement, pour monter en puissance et aller vers une intensité émotionnelle pour laquelle vous n’êtes pas prêts. Pas plus que je ne l’étais.
S16 est donc un album de l’instabilité, du chaos, de la bousculade, du combat, de l’équilibre. Mais il est également un album puissant, riche, complexe et émotionnellement ravageur. Deux raisons à cela. D’une part, les compositions de Woodkid foisonnent de trouvailles et d’inventivité. C’était déjà le cas avec The Golden Age, mais ce S16 monte encore en gamme. Vos oreilles vous diront merci pour ce travail d’orfèvre, cette minutie du détail sonore où rien n’est laissé au hasard. Aucun son en trop, ni aucun manquant. Tout est d’une justesse absolue et réveille des sensations parfaitement dosées tout autant que des émotions puissantes. Les compositions bénéficient en outre d’un programming rigoureux et imparable, de percussions exceptionnelles mais aussi d’instruments plus classiques comme des cordes et bois. Tout ce qui fait la richesse de la musique de Woodkid est sublimé par le mélange de ces ingrédients. D’autre part, le dernier instrument dont nous n’avons pas encore parlé, mais ô combien précieux et fondamental : la voix de Woodkid. Bordel, quelle voix ! Depuis les graves les plus ronds et puissants aux notes les plus hautes, le musicien utilise sa voix comme jamais. Il dessine des lignes mélodiques incroyables qui viennent se mêler aux compositions musicales, pour offrir une démonstration hallucinante de ses talents, et un paysage sonore encore inexploré.
Vous l’aurez compris : S16 est une véritable claque. En 2013, The Golden Age avait déjà tapé très haut. Sept années plus tard, Woodkid remet le couvert. A ce jour, c’est très possiblement mon meilleur album 2020 ever. Il faut croire que la mi-octobre est propice aux bijoux musicaux et aux albums parfaits. L’an dernier, c’était Dyrhólaey de Thomas Méreur (18 octobre 2019). Cette année, le S16 de Woodkid, tombé dans les bacs le 16 octobre. Ce disque est magistral et incontournable, pour ce qu’il raconte du parcours musical de son auteur/compositeur, pour ce qu’il dit de notre époque et du monde tel qu’il évolue, mais aussi pour son incroyable profondeur d’écoute. Après de multiples passages sur la platine, S16 se découvre encore et toujours, sans facilité mais sans non plus se cacher de quoique ce soit. C’est tout simplement un disque d’une richesse incommensurable qui ne fait que commencer son existence.
Je ne peux rien vous dire d’autre que de foncer, en sachant que, peut-être, S16 ne s’offrira pas immédiatement à vous. Il mérite la persévérance pour en explorer toutes les richesses. Là où il se pose, ce nouveau son de Woodkid est entêtant, permanent, obsédant, et saura venir se loger durablement dans chacun des recoins de vous. Comme le visuel de la pochette, véritable obsession/invitation, en fin de compte, au réconfort dans les bras de l’autre.
Raf Against The Machine
Un commentaire sur “Review n°61 : S16 (2020) de Woodkid”