Souvenez-vous d’il y a 25 ans, d’un temps que, forcément, les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître. Au beau milieu de ces années 90 déjà chargées en pépites, de Radiohead à Pearl Jam en passant par Jeff Buckley ou Nirvana, débarque une sorte d’ovni dans la chanson française. L’album Boire de Miossec nous est tombé dessus en avril 1995. Sec comme un coup de trique et joué à l’os, voilà bien une galette qui prouve qu’on peut faire de la chanson française rock et décharnée en mode acoustique et avec du texte intelligent inspiré par les écueils de la vie. Thiéfaine chantait Errer humanum est en 1986, Miossec relance le constat à peine dix ans plus tard avec un album matriciel et séminal. Album d’ailleurs réédité le 18 septembre dernier, avec un nouveau mastering pour (re)découvrir ce grand disque.
Ce même 18 septembre, et presque comme un pied de nez à la vie, Miossec est de retour avec la sortie parallèle d’un EP sobrement intitulé Falaises ! Composé, enregistré et interprété avec sa compagne Mirabelle Gilis, ce maxi 45 tours (pensez à régler votre platine à l’écoute ;)) lâche 4 titres fabriqués pendant le confinement du printemps dernier. Les deux artistes ont passé ces longues semaines au bout de la Bretagne, dans une cabane en bois avec vue sur mer. Dans la double idée de faire quelque chose de cette étrange période, mais aussi d’ouvrir de nouvelles perspectives de travail, Falaises ! développe la collaboration Gilis/Miossec. Collaboration déjà aperçue puisque la violoniste avait rejoint Miossec en 2016 pour l’album Mammifères, puis sur la tournée (assez géniale d’ailleurs) qui avait suivi. Toutefois, on découvre ici un réel duo avec une co-écriture, un mélange des voix et des compositions à quatre mains. Tour du proprio en 4 morceaux.
En ouvre le mini-album, après être déjà sorti en single quelques semaines plus tôt. Le texte, construit comme un immense jeu de mots autour du En, raconte une histoire d’amour, tout du moins les différentes facettes d’une relation. Sans en éluder aucun aspect, en intégrant les hauts et les bas de la vie avec un(e) autre, ce titre s’inscrit dans la pure veine Miossec par sa thématique. On parlait de Boire plus haut, album dans lequel il y avait déjà ces questionnements et constats, que l’artiste n’a de cesse de développer depuis ses premiers titres. La nouveauté vient de la composition, avec une première partie très portée par des sons synthétiques et presque mécaniques déjà entendus sur l’album Les rescapés (2018). Puis, sans prévenir dans la dernière minute du titre, le violon de Mirabelle Gilis t’éclaire et te réchauffe tout ça en t’attrapant la gueule pour te réveiller et te dire que oui, il faut se focaliser sur le beau et le lumineux. Fatal et imparable.
Elle a pourrait passer pour beaucoup plus pop et léger que le précédent morceau. Il n’en est rien. Sur une partition qui rappellera Le roi (album Mammifères) tant par ses sonorités que ses arrangements, Gilis et Miossec posent là le portrait d’une femme en errance et en recherche d’elle-même. « Elle a tout pour elle / Mais elle ne le voit pas » : comment ne pas y voir, là encore, une préoccupation récurrente du chanteur, déjà ancrée dans Combien t’es beau, combien t’es belle (album Boire), Pentecôte (album 1964 en 2004) ou Le cœur (album Ici-bas, ici-même en 2014) ? La recherche de soi, c’est à la fois accepter une forme d’errance, mais aussi savoir à un moment voir qui l’on est et en accepter les aspects.
Tout ira bien est un titre de l’après. Après le merdier, après le confinement, après les baffes de la vie, après les sorties risquées et incertaines en mer, après les cauchemars, après le monde qui s’effondre et dégueule de s’être trop mangé lui-même, après les souffrances. Pris dans la tourmente, la solitude, les peines et la nuit, difficile parfois de se dire que le mieux arrivera. Ce sont trois mots simples, une phrase à la con, un truc qu’on peut (se) dire comme une expression toute faite ou auquel on peut se raccrocher comme la plume de Dumbo. Sous la plume et dans les voix de Gilis et Miossec, c’est surtout un morceau incroyablement serein et réconfortant, qui étale du baume sur nos plaies et nous enveloppe dans ses bras pour remplacer ceux de l’autre qui n’est pas et nous manque. Tout ira bien est un titre simple mais pas simpliste, en fait plus complexe et riche qu’il n’y paraît à la première écoute.
Presque naturellement après ce mini-parcours, Trop d’amour vient clore le EP. A la fois comme une conclusion au disque et comme un écho à Elle a, ce dernier titre dessine le portait d’un homme qui déborde et dégouline d’amour. Pas d’amour con et niais tout fabriqué. Non, de cet amour généreux et profond que l’on trouve chez les belles personnes. De celui qui nourrit les jolies rencontres et les belles relations. Seulement voilà, dans l’histoire, il n’y a personne pour accueillir ou recueillir cet amour là : « Tu as beaucoup trop d’amour / En toi / Et ça déborde, ça coule / Entre tes doigts / Comme un torrent / Que l’on n’arrête pas / Jour après jour dedans / Tu te noies ». Comment, en à peine 3 minutes, dresser le portrait et les errances (là encore) des gentils. Ceux qui font attention aux autres (parfois plus qu’à eux-mêmes) mais qui, parfois, faute d’autre à qui offrir cet amour, se retrouvent eux-mêmes submergés par ce trop-plein. Ceux qui ne comprennent pas toujours ce monde et ne s’en accommodent pas. Ce qui tombe bien (ou pas), car souvent le monde ne les comprend pas non plus.
Falaises ! ne dure que 13 minutes, mais il est d’une puissance et d’une richesse qui confirment que la qualité vaut mieux que la quantité. Reste à se pencher sur le titre du EP, à la lumière de cette écoute attentive. Faut-il y voir un avertissement de la proximité de la falaise, pour éviter d’en chuter violemment ? Ou au contraire, étant en pleine navigation errante et erratique, un signe de l’aperçu de falaises au loin, synonymes de terres ferme où se reposer enfin ? Double question rhétorique, tant la réponse semble être double. Voilà quatre titres beaux et efficaces qui posent, une fois encore avec Miossec, que la vie pourrait bien n’être que ça : une déambulation sur le fil du rasoir et sur le bord de la corniche, avec des chutes mais aussi des avancées, et, lorsque l’existence nous gâte un peu, un(e) autre pour nous tenir la main et à qui on le rend bien. Lorsque c’est composé, écrit et interprété avec tant de talent et d’émotions, on a juste envie de dire merci au duo Gilis/Miossec. Tout simplement.
Raf Against The Machine