Cette semaine, je vous propose un Ciné-Musique un peu particulier. Il ne s’agit pas de revenir sur un score original, mais plutôt de mettre en avant deux titres qui avaient déjà leur petite vie avant d’intégrer la BO de Under the Silver Lake en 2018.
Under the Silver Lake, c’est quoi ? (question rhétorique pour les personnes qui ne l’ont pas vu, si vous le connaissez, vous savez. Quoique). Un film réalisé par David Robert Mitchell, qui commence comme un thriller hitchcockien, se termine comme une leçon de vie tout en passant par des moments surréalistes et lynchiens à souhait. Porté par la prestation de l’excellent Andrew Garfield, qui assure tout de même mieux dans ce rôle de Sam que dans la peau de Peter Parker (je dis ça, mais c’était avant de voir le reboot avec Tom Holland finalement), Under the Silver Lake ne mérite pas que l’on déflore son intrigue. En raconter plus, ce serait vous priver de l’expérience ciné qui vous attend, des rebondissements dans l’intrigue, de la galerie de personnages brillamment interprétés par un chouette casting… bref ce serait vous gâcher un beau moment de ciné.
Tout au plus, pourrait-on dire que Under the Silver Lake est accompagné d’une BO bicéphale. D’un côté, un score original de haute tenue, composé par Disasterpeace à qui on doit pas mal de BOs de jeux vidéo comme Fez, Hyper Light Drifter ou Mini Metro. De l’autre, une tracklist de titres préexistants qui ponctuent ce long métrage de près de 2h20 sans aucun temps mort. On pourrait détailler chaque titre entendu, mais là encore je vous laisse le plaisir de parcourir cette tracklist efficace au fil du film.
En revanche, attardons-nous sur une scène majeure à mes yeux. Elle intervient au bout d’une heure de film et constitue, en quelques minutes et deux titres, une charnière importante mais aussi un condensé de ce qu’est le personnage de Sam (aka Andrew Garfield donc). Sans rien spoiler, la scène se déroule dans une soirée privée en marge d’un concert privé où notre Sam s’est retrouvé invité par hasard, un peu comme Tom Cruise dans Eyes Wide Shut. La nature de la soirée n’est pas tout à fait la même, mais les deux scènes ont en commun de révéler au spectateur dans quelle ambiguïté se trouve le personnage. Ici coincé entre deux époques (l’adolescence et l’âge adulte) autant qu’entre deux états (l’euphorie insouciante et sexuelle, puis la redescente), Sam se cherche au cours de ce thriller/parcours initiatique.
Cette ambivalence est racontée à la fois à l’image par les choix de cadrage et la réalisation de David Robert Mitchell, mais aussi par les deux titres qui s’enchainent à ce moment là. Premier temps, R.E.M. et son What’s the frequency, Kenneth ? qui ouvrait efficacement l’album Monster en 1994. Un son pop-rock débridé qui incarne les soirées ados festives et permet à Sam/Andrew Garfield de se livrer à une prestation de danse alcoolisée et décomplexée. Si ça ne rappelle rien à personne, moi ça me renvoie à des fiestas lycéennes/étudiantes où on ne se posait pas de questions et où il s’agissait surtout de prendre son pied et de faire un peu le mariole, en espérant qu’une jolie fille aurait envie de nous suivre. Ce qui aurait été le cas pour notre Sam version ado, s’il n’était pas rattrapé par la dure réalité. Le jeune homme, sous ses airs d’ado nonchalant et sympathique, est aussi un adulte trentenaire apathique dont le corps le trahit (parfois).
C’est le cas en pleine prestation corporelle, alors que l’extase est bien là et que le plan cul semble à portée de langue. Deuxième temps, White Town et son Your Woman sorti en 1997. Le groupe britannique livre cette année-là un single qui va cartonner plutôt bien, et se voir repris en divers lieux et occasions. On entend Your woman assez furtivement (et dans une version légèrement remixée) lorsque notre Sam est en redescente d’orgasme avorté, mais suffisamment pour en saisir toute la détresse et la mélancolie. Oui, Sam est un homme adulte désœuvré et un peu paumé. Non, il n’a plus 18 ans dans son corps, même s’il y est resté bloqué d’une certaine façon (qui pourrait l’en blâmer ?). C’est une sorte d’égarement qu’on lit sur le visage d’Andrew Garfield à ce moment du film, grandement soutenu par le sample de Your Woman tiré de My woman, un titre jazz de Al Bowlly sorti en 1932. En quelques plans et une poignée de notes, le film nous livre les tiraillements d’un personnage miroir, comme une vision de nous-mêmes, coincés entre deux époques et deux mondes.
La scène ne dure que quelques minutes. Elle est au cœur d’un film qui en contient des dizaines d’autres de ce niveau. Aucune hésitation à avoir face à ce Under the Silver Lake. C’est un film brillant du début à la fin, même après plusieurs visionnages. Avec une BO qui donne envie de ressortir ses vieux albums de lycéens et d’étudiants, de monter le son et de s’y noyer. Quand un film en raconte autant en passant majoritairement par l’image et le son, on est en présence d’un vrai réalisateur. Et on se souvient que tout ça porte un nom : c’est de l’art.
(Et en plus, les 2 clips sont extra)
Raf Against The Machine